Ce documentaire s'attache au combat mené par Daniel Moutet, son Association de défense et de protection du littoral du golfe de Fos (ADPLGF) et 130 citoyens et associations qui ont saisi la justice d'une plainte contre X, au pénal, pour « mise en danger de la vie d'autrui ».
L'auteur du film (co-réalisé par Yann Rineau), Antoine Dreyfus, grand reporter pendant 15 ans pour l’hebdomadaire VSD, a répondu à toutes nos questions. Sans langue de bois.
Votre père, ingénieur dans la sidérurgie, a refusé un poste à Fos lors de la création de la zone industrielle : pour quelle raison ?
Antoine Dreyfus : En 1970, nous habitions Metz en Lorraine, et mon père travaillait dans la sidérurgie, pour une société qui avait des missions pour Sacilor et Usinor. Comme de nombreux salariés locaux de la sidérurgie, on lui a proposé de venir travailler à Fos-sur-Mer, dans l’aciérie Sollac Méditerranée qui s’appelle désormais ArcelorMittal. Mon père a refusé parce qu’il trouvait ça dangereux l’aciérie tous les jours, en particulier la cokerie.
Il a préféré accepter un job comme expatrié en Algérie, à Annaba, dans l’est du pays, toujours dans la sidérurgie. Nous y avons vécu 3 ans, de 1970 à 1973. Puis un an en Mauritanie, à Zouerate, dans la cité minière de la plus grande mine de fer à ciel ouvert. L’industrie et les mines sont des univers familiers pour moi.
Vous-même comme Yann Rineau êtes de Marseille ; la pollution de la zone de Fos, très médiatisée, est bien connue des Marseillais. Pour autant, les habitants de la cité phocéenne savent-ils qu'ils sont eux aussi soumis à une très forte pollution (même s'il ne s'agit pas d'une pollution industrielle mais liée aux voitures et navires) ?
Les Marseillais sont de plus en plus conscients de la pollution à Marseille, d’un type différent en effet, liée aux véhicules et aux navires. Il y a de plus en plus de mouvements citoyens. Par exemple, le prolongement de la L2 vers le sud de la ville suscite de fortes contestations. Dans le Nord de la ville, à l’Estaque, les riverains sont excédés par les navires de croisière. Sur leur terrasse, dans leur maison et appartement, la poussière noire est constante.
Et les débats et les polémiques sont nombreux. On sent qu’il y a un début de prise de conscience. Le port de Marseille fait des efforts sur l’électrification des quais pour les bateaux et les ferrys. La Méridionale, compagnie qui assure les traversées vers la Corse et la Sardaigne électrifie ses navires depuis 2017 et installe des filtres à particules sur les cheminées. C’est le début. D’autres compagnies maritimes devront suivre.
En quoi la situation à Fos-sur-Mer est-elle spécifique et/ou en quoi s'inscrit-elle dans un cadre plus large, votre documentaire concernant par conséquent bien plus de personnes que les seuls habitants de la zone ?
La zone industrielle de Fos-sur-Mer est spécifique dans la mesure où à l’origine c’est un projet de la période gaulliste pour structurer et moderniser la France. Au départ, c’est une utopie technocratique, dessinée dans les bureaux de ministères. Les technocrates avaient imaginé que vivrait plus d’un million de personnes autour de l’Étang de Berre. C’était l’eldorado provençal. En réalité, c’est aujourd’hui une population de 350 000 habitants, et 30% du raffinage en France. Ça demeure toutefois la plus grande zone industrialo-portuaire en France.
Mais Fos-sur-Mer s’inscrit aussi dans un cadre plus large. Ce qui se passe au niveau de l’environnement et de la santé nous concerne tous. La pollution de l’air est devenue la troisième cause de mortalité en France, avec 48 000 décès par an et 100 milliards de dépenses générées. En juin 2018, une étude française a aussi montré que la pollution de l’air modifie les gènes. Donc les générations futures sont et seront impactées. Par ailleurs, la zone industrielle pourrait devenir un formidable modèle de transition écologique et énergétique. Mais encore faut-il qu’il y ait une véritable volonté politique au niveau national.
Votre documentaire apporte-t-il des révélations ?
Notre documentaire n’est pas une enquête du type Cash Investigation. Au-delà des chiffres et des études, nous nous sommes attachés avant tout aux histoires humaines, à ces gens qui sont venus pour travailler et qui sont aujourd’hui malades ou décédés. Ceci dit, nous avons le témoignage d’un salarié d’un grand groupe industriel qui raconte comment on lui a demandé de tricher et de falsifier les relevés de pollution. Et comment, il est possible de mettre en défaut le système lorsque la police de l’environnement arrive pour des contrôles inopinés. Et ça fait froid dans le dos.
Pensez-vous que suivant l'action entreprise par Daniel Moutet et ceux qui l'accompagnent sur ce terrain, les citoyens n'ont pas d'autre choix, face à l'absence de réactions de l'Etat et des industriels, que de recourir à l'arbitrage des tribunaux ?
Daniel Moutet a considéré qu’il avait épuisé toutes les solutions, que ses interventions dans les différentes instances ne servaient plus à rien, et que rien ne changeait. Donc, selon lui, la seule solution possible, c’est la plainte au pénal. D’un point de vue démocratique, c’est une sorte d’échec. On le voit bien avec le mouvement des Gilets Jaunes, il y a en France un problème à la fois de démocratie, de représentativité et de parole citoyenne. Il y a le sentiment que la France d’en bas n’est pas écoutée par la France d’en haut, celle de Paris, des ministères. Mais, Daniel Moutet semble avoir inversé le rapport de force. L’Etat va probablement mettre en place un registre régional des cancers.
De même, l’action judiciaire de Daniel Moutet a eu pour effet de libérer la parole. On le voit en particulier dans notre film, où les femmes concernées par ses questions de pollution parlent et sont très courageuses.
Alors que nous sommes face à une problématique de santé publique, diriez-vous après avoir enquêté pour votre documentaire que l'emploi et les intérêts économiques semblent plus importants pour l'Etat que des vies humaines ?
Ce qui nous a frappé durant tout le tournage de ce documentaire, c’est l’attitude des services de l’Etat. Ils ont souvent joué à contre, ce qui en France est étrange, puisque nous sommes dans un état-providence, censé protéger ses citoyens. Je crois que les fonctionnaires à titre individuel voudraient que ça change. Le problème vient des représentants de l’Etat et des moyens de l’Etat qui diminuent. Mais comme je suis de nature optimiste et que je ne suis pas anti-industrie, je pense qu’il n’y a pas de fatalité. Il existe des solutions techniques pour produire plus propre. Et il faut renforcer les moyens de l’Etat dans les contrôles sur l’environnement et les risques industriels. Sinon, il y aura d’autres accidents majeurs comme celui de l’usine Lubrizol, à Rouen.